Il y a deux vagues dans la petite histoire de mon admiration pour l’oeuvre de Paul Valéry.
La première vague date des années 1960, quand j’entrais dans l’adolescence.
La seconde vague a été suscitée en 2010 par la découverte de Corona et Coronilla.
Entre les deux, cinquante années de décélération progressive, voire même d’oubli.
Adolescent, je n’aimais pas beaucoup lire – surtout pas les romans (le cinéma était pour moi un très suffisant pourvoyeur de fictions). Je me délectais plutôt du style épique de certains articles du journal L’Equipe rendant compte du Tour de France ou des grands matches de foot-ball. J’écrivais d’ailleurs aux champions sportifs pour leur demander un autographe (bien plus tard dans ma vie, j’allais demander à des poètes, cette fois, des livres pauvres avec, en lieu et place des autographes, des textes manuscrits…). Un jour, un footballeur marocain qui venait d’être transféré dans l’excellent club de Sète me répondit en m’invitant à venir passer des vacances dans sa villa du Mont Saint-Clair.
Je pris donc le train pour la cité de Paul Valéry et de son « Cimetière marin » que j’allai d’emblée visiter. Sur la tombe du poète et devant l’inscription qui y est gravée, j’éprouvai un vrai choc émotif . Je fis sans tarder l’acquisition des deux gros volumes de la Bibliothèque de la Pléiade. Mais c’est moins la poésie de Valéry qui me requit, que son éblouissante œuvre de penseur et de critique. Je la lisais avec passion, pas toujours certain de la comprendre. Je suivais sa pensée très intuitivement avant de peu à peu l’épouser intellectuellement. Oui, quelle fête de l’intellect ! Je transcrivais des citations, je me surprenais de savoir par cœur des passages, comme ce
« Courons à l’onde en rejaillir vivant »
du Cimetière marin -parfaite illustration de la dialectique à laquelle le système scolaire français allait me convier dès la classe de Seconde par le biais des dissertations.
Nourri surtout par les textes de Tel Quel et de Variété, je me sentais devenir intelligent au contact d’une pensée qui appréhendait si bien l’essence de la littérature et de la poésie. La méta-poésie me semblait alors être supérieure à la poésie même.
Très vite, mes dissertations obtinrent des notes conséquentes -ce qui dura jusqu’à l’agrégation. Je distillais dans mes travaux de nombreuses citations de Valéry, toujours propices à une relance de mon argumentation. Paul Valéry fut donc assez longtemps mon maître secret, mon complice en cheminement dialectique. Aura-t-il été pour moi l’auteur dont peut idéalement rêver un agrégatif (comme on a pu dire de Camus qu’il était un philosophe pour classes terminales) ? Sans doute.
Mais bientôt la découverte de La Parole en archipel de René Char allait me conduire à l’Isle-sur-la-Sorgue jusque chez son auteur. Dans le même temps, j’écrivais à Yves Bonnefoy. J’aimais leurs notes sur la poésie, plus aphoristiques chez Char, plus assoiffées de « présence » chez Bonnefoy. Je remarquais cependant assez vite que ni Char ni Bonnefoy n’aimaient vraiment Valéry (encore que chez Bonnefoy une certaine mise à distance puisse s’expliquer par une assez grande proximité).
Valéry fut désormais mis à l’écart des rayons de ma bibliothèque. L’intellect avait perdu beaucoup de son charme pour moi. J’avais rejoint des poètes qui, nourris par le surréalisme, étaient plutôt enclins à une « défaite de l’intellect » (selon la formule de Paul Eluard), en opposition à la fête de l’intellect chère à Valéry.
Exit donc Paul Valéry, pendant plus de quarante ans…
Les préférences de mon âge d’homme allaient à la poésie elle-même, au détriment des réflexions et des théories qu’elle a tendance à susciter. Paradoxalement, mes débuts d’enseignant à la Sorbonne correspondaient à la vogue (ou vague) théorique et un tantinet terroriste des années 1970. Je me sentais mal à l’aise, et j’en voulais même à Valéry d’avoir soufflé à une célèbre revue théoricienne le titre d’une de ses œuvres. Je fréquentais les poètes qui étaient mes contemporains (au-delà de Char et Bonnefoy il y eut Pierre Jean Jouve à qui je consacrais une thèse de doctorat, puis ce furent André Frénaud, Jean Tardieu, Guillevic, Tortel, Ponge, Jaccottet, Lorand Gaspar, Michel Deguy, Salah Stétié), et je n’avais souci que d’ être leur « accompagnateur » -et surtout pas leur théoricien- dans les chroniques que je donnais à la N.R.F.
J’étais en droit de croire que j’en avais fini avec Paul Valéry…
Or, en 2010, Bernard Mazo m’invitait au Festival « Voix vives de la Méditerranée » à Sète. Ce fut pour moi l’occasion de retrouver la cité valéryenne après cinquante années d’absence. Le cimetière marin était toujours là, que jouxtait désormais un Musée Paul Valéry à la sobre et belle architecture. C’est dans la librairie de ce Musée que j’aperçus le volume de Valéry au titre énigmatique de Corona et Coronilla. Le sous-titre « Poèmes à Jean Voilier » était symboliquement chargé de tous les vents passionnels voués à s’engouffrer dans les voiles de l’évasion poétique. Je découvrais que Jean Voilier cachait en fait une inspiratrice du nom de Jeanne Loviton, et j’étais encore plus charmé par ce glissement -quasi proustien, mais inversé- du féminin au masculin.
Ce fut comme un éblouissement. Ainsi Valéry, homme public et couvert d’honneurs, n’était pas mort dans l’ académisme confortable et souvent mortifère qui guette les célébrités. Je savais qu’il avait été le proche de femmes comme Catherine Pozzi, mais j’ignorais que, au soir de sa vie, il avait été capable d’aimer au point d’en mourir.
Mon professeur de philosophie au Lycée Henri IV, M. Bloch, avait coutume d’user souvent d’une citation de Valéry selon laquelle « le poète est le plus utilitaire des hommes » (je ne l’ai jamais retrouvée dans son œuvre). Dans cette optique, force est de constater que l’amour de Paul Valéry pour Jeanne Loviton lui a inspiré une masse de poèmes qui tranche avec la rareté qui a présidé à toute son aventure poétique. Tant de poèmes révèlent sans doute, au seuil du grand âge, un besoin de se motiver, de nourrir une essentielle raison de vivre, de se survivre. Les poèmes visent certes à s’attacher l’ aimée, à l’envelopper dans la sorcellerie serpentine dont témoigne le dessin de couverture (Valéry y représente une femme nue livrée à un serpent qu’elle caresse et qui la caresse). Pour Jeanne, Valéry prend des risques, il se met à nu, il atteint à un érotisme qui le rapproche de son maître vénéré, Mallarmé.
Dans Corona, l’exaltation amoureuse est maîtrisée. Elle passe par une technique poétique parfaite -trop parfaite sans doute, et, par là même, surfaite. L’absence de l’aimée est le thème directeur ; elle a l’ avantage de susciter la poésie alors qu’une présence trop assurée risquerait de la miner. Sur ce point, les amoureux ont scellé un essentiel point d’ accord, et ils songent, amusés, à une édition limitée (à eux deux, peut-être) de Corona. Il n’empêche que la poésie se voit invitée à verser du côté du drame lorsque Jeanne avoue à Valéry un attachement autre (« Ma Bien-Aimée / Un jour si beau / Le malheur vint / D’entre tes lèvres… »). Le poète entend alors des « mots de mort » et il a l’impression d’être descendu « Comme au tombeau ». Du moins a-t-il le réflexe de se défendre en exprimant son dépit agressif (« Va, sois heureuse / Si tu le peux / Comme tant d’autres / Âmes de peu… »). La passion sait toujours sa fin programmée, et il appartiendra à Valéry de peindre d’ abord « la mort d’un souvenir »- prélude cruel à la mort du poète. La gravité du propos vise, bien sûr, à installer l’amour dans la durée, à l’inscrire dans un temps dégagé des aspérités du réel. Si le poète meurt, le poème, lui, reste -et peu importent les caprices d’une aimée qui ne méritait peut-être pas de l’être.
Dans la foisonnante suite de Coronilla, la démarche du poète est plus libre, plus libérée. Valéry offre des poèmes épars, divers, certains datés, d’autres sans date ( ils permettent ainsi d’assouvir ou de refréner l’ appétit référentiel du lecteur). Valéry use toujours de la même dextérité poétique, mais il l’exerce dans des registres variés. Il interpelle sa bien-aimée en toute décontraction (My dear Johnny), il se moque de son âge avancé de vieux poète et déplore, avec plus ou moins de bonne foi, de n’ être plus aussi vigoureux que dans le passé. Du moins compense-t-il cette vigueur déclinante par des approches assez crues qui tendent à perpétuer la jeunesse de son esprit (« Mon premier festin / Soit il ton satin / Tout tiède et tout tendre … »). Le poète fait malicieusement répondre son aimée par un « -Fi, le polisson… ».
Pour ma part, poète tardif (j’ai publié ma première plaquette, La Vie cassée, à plus de cinquante ans), je me suis immédiatement senti des affinités avec un Paul Valéry vieillissant et néanmoins soucieux d’explorer toutes les potentialités de l’amour. L’amour passe justement par les douleurs de la jalousie rétrospective tout autant que par le bonheur de vivre des instants privilégiés de complicité (ainsi, dans le poème « Dix jours avec… », « Dix jours de NOUS / Dix jours trop beaux, trop pleins, trop purs, trop doux / Dix jours de VERITE, totale, ivre, parfaite »). Cependant, Valéry a beau bénéficier de la carapace supposée du poète célèbre et reconnu, il est désarçonné devant le malheur et l’abandon, et il est acculé à apprendre très vite, trop vite, que « la vie est riche en fausse pierrerie » et qu’elle laisse souvent l’homme « SEUL AU PLUS HAUT D’AMOUR » pour le précipiter dans la mort.
Ma lecture de Coronilla correspondait au moment où, vaincu moi-même par une passion, je recourais à une formule de Marina Tsvétaïeva (« Tu m’aimas dans la fausseté du vrai ») et intitulais une de mes plaquettes Fausseté du vrai. Cette cruelle inversion des valeurs, je constatais qu’un homme comme Valéry en avait connu le venin, alors même que, pour beaucoup, le génie de l’auteur était censé s’être cristallisé dans ses célèbres Cahiers, sur les hauteurs inattaquables de l’intellect.
La pièce de Coronilla intitulée « Poésie » dit bien le grand écart que Valéry a dû secrètement vivre :
« Ô Spasmes, mélange
Du diable avec l’Ange
Sous le même lange
Où battent leurs cœurs
S ‘exalte un échange
De vives liqueurs ».
Au-delà des affinités liées à un registre sentimental quelque peu universel, il me plaisait aussi de découvrir dans Coronilla un poème du 18 février 1945, reproduit manuscrit avant d’être donné sous une forme imprimée (« Voici, belle, nos modèles, / Avec ce petit bateau / Que voudraient mes doigts fidèles / Mettre même sur ta peau ») . Ce poème manuscrit est lui-même surmonté d’un dessin de Valéry représentant un homme qui saute d’une barque pour aller rejoindre, mains tendues, une belle sirène à lui offerte.
Ma découverte du Musée Paul Valéry m’avait permis d’admirer une salle où beaucoup de ses manuscrits et de ses lettres sont exposés. Des dessins les accompagnent parfois, car Valéry se révèle être également un peintre précieux au trait cursif, aux coloris sensuels. L’amour y chante en arabesques. Pour moi qui m’étais engagé dans l’aventure des « livres pauvres » (feuillets hors commerce offerts à l’écriture manuscrite d’un poète accompagné par un peintre), je regrettais évidemment que Valéry ait disparu car j’aurais été tenté de lui proposer de réaliser un livre manuscrit qu’il aurait, au surplus, été en mesure d’accompagner lui-même picturalement.
Mon plaisir et mon étonnement furent encore plus vifs lorsque je découvris dans Coronilla un poème manuscrit qui vaut surtout par sa version manuscrite (et non par sa transcription imprimée et fadement linéaire). Paul Valéry y rejoint le Guillaume Apollinaire des Calligrammes. Les mots dansent sur la page et tournent en arabesque sur un fond de papier quadrillé. C’est le mariage de l’anguleux de la vie avec la liberté virevoltante de l’amour.
« Ma beauté, je t’entoure de mon amour, je te souris, je te caresse… ».
L’incipit trouve sa matérialisation physique dans et par l’écriture manuscrite. La main caresse et va bientôt plus loin dans les cercles enserrants d’une sensualité sans frein :
« …je te parle de tout mon être, je te regarde, je te touche, je te goûte, je te hume, je te mange, je te croque, tous les morceaux sont bons, je passe maintenant par dessous, c’est ma coutume et je fais le tour de toi, et je reviens au jardin et je nous vois à la fenêtre ».
Oui, le poème manuscrit fait très précisément le tour de la bien-aimée et puis l’entoure, et il a l’art de passer « par dessous » pour atteindre le « jardin » désiré -qui est un prélude à l’image noble du couple à la fenêtre mais qui verse aussi du côté du voyeurisme. Le poème dessiné par Valéry atteint un centre où la « beauté » (en creux) et le « jardin » (en surplomb) aimantent une « fenêtre » énigmatique.
Je sais que certains lecteurs de Valéry regrettent la publication de Corona et Coronilla, qu’ils trouvent qu’il s’agit là d’un ensemble de poèmes inaboutis et qu’il eût mieux valu les laisser à l’état de manuscrits. Mais ce sont en tant que manuscrits qu’ils me parlent finalement le plus et me confortent dans la conviction que le mariage entre le mot et l’image est une de formes et forces majeures de la poésie depuis Mallarmé.
Dans une belle postface à Corona et Coronilla, Bernard de Fallois remarque avec justesse qu ‘ « il y a les poètes qu’on admire, et il y a les poètes qu’on aime ». Eh bien, pour ma part, j’ irai jusqu’à dire que j’admire le poète du Cimetière marin et que j’aime l’auteur de Corona et Coronilla. Certes le thème de l’amour peut être -ô combien!- banal, et Valéry en a conscience dans une lettre presque testamentaire citée par Bernard de Fallois, où il aspire à son dépassement plus musical qu’intellectuel (« J’ai fait ce que j’ai pu pour que le thème monotone de l’Amour reparaisse, se fasse entendre à l’octave supérieure. C’est le même thème -et ce n’est plus du tout le même »).
L’amour sait les morsures du malamour, mais le poète a de secrètes armes pour tourner en elles (« Tournons dans la morsure » a écrit Rimbaud). Ainsi je me laisse volontiers tourner et retourner par la vague de ce second Valéry par moi revisité, et qui soudain se trouve habité par des mots qui, au plus loin et au plus proche de l’intellect, finissent par faire l’amour sur la page. Et ce n’est pas un hasard si André Breton, l’auteur de L’Amour fou, a d’emblée reconnu en Valéry un de ses maîtres.
Corona et Coronilla m’aura donc permis d’opérer une jonction entre mon goût pour Char et les surréalistes qui m’éloignèrent longtemps de Valéry et cette passion pour l’amour que le vieux poète a su impulser à des mots jeunes, souffrants, mais aux desseins (et dessins) admirablement chevillés à nos désirs décents et indécents (et innocents, aussi).
Daniel Leuwers